mardi 19 février 2013

L'affaire Armitage

Une campagne pour Cthulhu, édité par le 7ème cercle. Août 2010, 128 pages, 25 euros.


Quelque part dans le futur, le professeur Armitage est un témoin de l'Apocalypse. Les vieilles prophéties sont accomplies et les monstres de Cthulhu se sont répandus sur la planète. 
Impuissants, les hommes assistent à la destruction de la raison. Aucun dieu ne viendra les sauver, le ciel est rempli de créatures bourdonnantes et visqueuses.

Le professeur Armitage est en fuite. Il s'est réfugié dans le grenier d'un bâtiment "intact, au milieu d'un désert architectural" mais, poursuivi, il devra bientôt fuir à nouveau à travers la campagne boueuse.
La faim au ventre et la folie sur lui comme une tique sur la peau d'un chien, il entrevoit cependant une lueur : le groupe Armitage ne peut plus rien. Il n'existe plus. Mais dans le passé... Se peut-il que ce groupe d'hommes et de femmes (des investigateurs chevronnés qui connaissaient tous l'horrible réalité du Mythe et la combattaient tous avec une égale ferveur), prévenu par lui de l'imminence de la fin des temps, agissent en conséquence... Est-il possible qu'ils changent le futur ?...
Vite, Armitage noirci à la hâte des feuillets et, à l'aide du sortilège Invocation du Temps Non-Euclidien, se les envoie à lui-même, dans le passé, plus de trois ans auparavant.

C'est Cyrus Llanfer, l'assistant du professeur Armitage qui découvre les premiers documents (oui, d'autres suivront) dans sa propre valise. Armitage ne comprends pas. Il s'agit bien de son écriture, quoique bizarrement différente, mais il ne se souvient absolument pas avoir rédigé la moindre ligne. Dans les couloirs de l'université Miskatonic, le groupe échafaude des hypothèses, les pjs sont lâchés.

L'affaire Armitage est une campagne de fin du monde. Comme dans Les Fungi de Yuggoth ou toute autre grande campagne Cthulhienne, les investigateurs sont confrontés à un enjeu de taille cosmique (tel qu'empêcher le réveil de Cthulhu ou l'ouverture d'un portail géant donnant sur la dimension Y).
Sauf qu'ici, dans L'affaire Armitage, la fin du monde a déjà eu lieu. Les investigateurs ont échoué et dans Arkham détruite rôdent des bêtes innommables.
D'où les notes que l'Armitage du futur expédie dans le passé. De sa mémoire encyclopédique surgissent des noms de lieux et de personnages inquiétants, des organisations néfastes ou des artéfacts puissants, des ouvrages maudits... L'Armitage du futur en est convaincu : parmi ces noms jetés sur le papier, le puzzle est a reconstituer qui mènera les investigateurs à empêcher la fin du monde : "J'entends les goules renifler juste en-dessous. Elles me narguent, je pense. Me donnant du temps pour ressasser les erreurs passées. Je pense seulement aux pistes et aux indices abandonnés. Je suis sûr que si nous avions contrecarré une certaine conspiration, cela nous aurait permis d'empêcher l'avènement de l'Enfer sur terre. Un fil de la toile, une fois dégagé, nous aurait permis de maintenir les Grands Anciens dans leurs tombes-prison."

Mais L'Affaire Armitage, et c'est tout la fois déroutant, grisant et vertigineux, n'est pas une campagne classique développée en X scénarios plus ou moins liés, il n'y a pas (vraiment) de scénarios. On est ici dans une campagne dite ouverte qui se présente comme une énorme boite à outils — vingt-deux lieux sont décrits, quarante-deux pnjs, sept grimoires et artéfacts, deux sortilèges et douze organisations.
Pour servir le tout à ses joueurs, le Gardien dispose de dix documents écrit de la main de l'Armitage du futur, dix documents qui voyageront dans le passé jusque dans les mains des investigateurs.
Ces documents sont à la fois le récit de l'Apocalypse telle qu'Armitage la vit, "(...) Le monde est mort. L'université de Miskatonic est en feu.  Les dortoirs, le Science hall et son annexe... Tout est rasé. Les Shantaks ravagent le bâtiment Locksley."celui de sa folie et, pour les investigateurs, une source (presque) inépuisable de pistes à suivre puisque c'est à partir des références contenues dans les documents qu'ils vont enquêter : "Chacun de ces accessoires (les documents) destinés aux joueurs fournit une liste d'accroches de scénarios. Les joueurs choisissent ceux qui leur semblent intéressant et l'ordre dans lequel ils veulent les traiter. Le Gardien improvise alors des réponses à leurs actions, décidant quelles accroches représentent de véritables menaces du Mythe, celles que l'on peut rapidement classer comme fausses-pistes, et celles qui mène à plus d'informations ou d'aides."
Par exemple, dans le document 2, Armitage mentionne l'Association des Astronomes amateurs de la Nouvelle-Angleterre (accroche). Celle ci est décrite à la page 53 (dans le chapitre "Organisations") sous deux aspects, néfaste (le directeur de l'association kiffe les Grands Anciens) et allié (le directeur est une sorte d'investigateur). Rappelez-vous : "Le Gardien décide quelles accroches représentent de véritables menaces du Mythe."

Néanmoins, le Gardien n'est pas démuni face à cet Everest qu'est l'improvisation de longue haleine car il dispose d'un matériel solide, réparti sur huit chapitres :

Le premier chapitre de l'ouvrage, Ces terribles pages (7 pages) , expose le contexte de la campagne (Quelque part dans le futur, etc.), le mode d'emploi du livre lui-même, donne des conseils pour introduire les pjs et improviser. Ce sous-chapitre, Le Gardien improvisé (et contrairement au deuxième chapitre de l'ouvrage qui n'est qu'un désert où souffle le vent) donne vraiment du grain à moudre au Gardien.
Ces terribles pages s'attardent bien sûr longuement sur les documents Armitage eux-mêmes (comment ils arrivent, comment les pnjs du groupe Armitage réagissent) et donnent les clés, "(qui relient) les documents à leurs paragraphes respectifs dans les chapitres consacrés aux endroits, aux personnages et au grimoires. Elles vous indiquent comment remplir les vides pour ajuster les papiers découverts à votre campagne. Elles fournissent lorsque c'est nécessaire un contexte aux documents, les positionnant dans les futures actions d'Armitage, cette chronologie d'évènements que les pjs s'emploient à empêcher."
Un sous-chapitre passionnant, Utiliser les dossiers, montre comment structurer les scénarios afin de donner du rythme à l'improvisation du Gardien. Plus précisément, l'auteur propose le découpage de l'histoire que vont vivre les investigateurs en huit étapes ou huit moments clés : premier moment, éveil des soupçons ; deuxième moment, l'inquiétant semble inoffensif ; troisième moment, quelque chose de désagréable se produit et en huit, le climax de toute bonne aventure de Cthulhu, face à l'horreur.
Sont évoqués également les problèmes temporels liés au sortilège qu'utilise Armitage pour faire voyager ses documents dans le passé ... Ce sous-chapitre, comme beaucoup d'autres pages (voire de simples encadrés) de L'affaire Armitage, est une très bonne source d'inspiration pour le Gardien qui maîtrise de l'horreur lovecraftienne, quel que soit le système de jeu, en improvisation ou pas. En règle générale, l'ensemble de la gamme Cthulhu fourmille d'idées, de pistes ou de réflexions sur l'adaptation en jeu de rôle de l'oeuvre de Lovecraft. Kenneth Hite connait son sujet.

Le deuxième (et très dispensable) chapitre, Improviser avec Gumshoe, ne fait heureusement que 4 pages.

Le troisième chapitre, Personnages Non-Joueurs (27 pages), "offre 42 profils configurables et réutilisables de figurants que les pjs rencontrent en jouant  cette campagne ou toute autre enquête de Cthulhu."
Les pnjs sont classés en 13 catégories (Universitaires, Citadins, Campagnards, Haute société, marin, etc.) et déclinés sous trois aspects : néfaste, inoffensif, allié.
Pour chaque pnj "Configurable et réutilisable" sont donnés des noms et des descriptions alternatifs, ce qui fait que le Gardien peut utiliser plusieurs fois le même pnj (sous ces différents aspects et descriptions). Dans sa besace, ce ne sont donc pas 42 pnjs mais plus d'une centaine que le Gardien pourra piocher.
Je note que la description des pnjs suit le modèle de ceux présentés dans le livret qui accompagne l'écran du jeu puisque, outre les données techniques, des manies sont donnés pour guider le Gardien dans son interprétation [ce qui me rappelle les idiosyncrasies des pnjs du vénérable James Bond 007. Ex : Blofeld (chef du S.P.E.C.T.R.E.), idiosyncrasie : caresse en permanence un chat blanc qui ne le quitte jamais.]
Des exemples ? Ruppert Vegard est astronome. "Il ouvre et dévore des boites de sardines, tout en parlant aux investigateurs (mimez le geste ou ouvrez réellement une boite).", Elsa Hower est "myope mais ne porte pas de lunettes (fronce le nez quand elle parle aux investigateurs).", Lem Finlayson "parle souvent d'un certain M. Kenney. Impossible de savoir s'il s'agit d'un vieux collègue disparu ou d'un ami imaginaire."

Les quatrième, cinquième et sixième chapitres, respectivement Organisations (5 pages), lieux (5 pages) et Grimoires et Magie (5 pages) complète la boite à outils du Gardien. Chaque lieu, objet, club, association est, sur le modèle des pnjs, abondamment décrit sous différents aspects :
  • Les organisations : Image (ce qu'elles donnent à voir à la société), Néfaste, Alliés, Connections (suggestions de pnjs décrits au troisième chapitre et pouvant être liés à l'organisation), Référence (dans quel document Armitage l'organisation est citée).
  • Les lieux : Neutre et Sinistre (pour faire monter la tension).
  • Grimoires (et Artefact) et Magie : Aspect, Historique présumé, Objet majeur (pour la campagne), Objet mineur (non lié à la campagne), Faux (a le goût du Mythe, mais...), Références.

Le septième chapitre, Structures et scénarios (7 pages) : "Cette section contient plusieurs exemples de structures, tirés de divers documents (trois variations à partir du document 1, un exemple de structure pour le document 3 et un exemple de partie) rédigés en vous montrant comment les assembler. pour expliquer comment vous pouvez improviser face aux actions des pjs."
Ces exemples suivent de très près la structure en huit étapes proposée dans le premier chapitre et démontre que l'improvisation du Gardien ne se fait pas sans filet mais, bien au contraire, réclame de sa part une réflexion poussée sur son utilisation des éléments et items présentés dans l'affaire Armitage.

Le huitième (et dernier) chapitre, Documents (54 pages) : les dix documents écrit par l'Armitage du futur sont présentés à la fois sous forme manuscrite (les aides de jeu destinés aux joueurs) et texte pour faciliter la lecture du Gardien.

En définitive, il y a deux manières d'appréhender l'affaire Armitage : le Gardien ne décide rien à l'avance. Il lâche le premier document et rebondi sur les actions et idées des joueurs ou le Gardien décide d'une ou plusieurs trames à l'avance, avance des hypothèses sur l'Apocalypse (qui, comment, pourquoi) puis lâche le premier document et rebondi sur les actions et idées des joueurs.

Avec l'affaire Armitage, je crois que je tiens ma grande campagne se déroulant dans le pays de Lovecraft, en retenant l'idée donnée dans le livre, incorporer d'autres scénarios, d'autres affaires, avec ou sans liens avec l'affaire Armitage, celle-ci faisant figure de métaplot où, avec l'arrivée de chaque nouveau document, les investigateurs reprennent leur "marche inexorable vers la fin des temps."

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